Savoir et citoyenneté |
Gérard CHAUVEAU
Chercheur l’INRP.
La question des savoirs et celle de la citoyenneté
sont intrinsèquement liées si l’on se réfère à une République claire composée
de citoyens capables de choix raisonnés et rationnels. |
Depuis fort longtemps, la majorité desdiscours pédagogiques – qu’ils soient traditionnels ou novateurs, conservateursou progressistes – sépare la question de l’instruction et des savoirs de cellede la citoyenneté. Il est devenu banal, voire évident , de dire que l’école (dela République) doit d’une part instruire et d’autre part éduquer à la citoyenneté.Je voudrais au contraire montrer ou rappeler que ces deux questions peuventn’en faire qu’une, qu’elles peuvent être pensées et traitées ensemble. Ilexiste une conception citoyenne (ou civique) des savoirs scolaires et une définitioncognitive (ou intellectuelle) de la citoyenneté.
Une telle approche n’est pas nouvelle.Dès 1792, au moment de la première République (l’an I de la République), elleest défendue avec force et talent par Condorcet, en particulier dans son Projetsur l’organisation générale de l’instruction publique. L’idée de base estque instruction publique, citoyenneté et république forment un tout.C’est cette trilogie qui est, depuis deux sicles, au cœur du modèle républicainou plus exactement d’un certain modèle républicain : celui de Condorcet.
La préoccupation de Condorcet n’estpas d’abord éducative ou pédagogique mais philosophique et politique. Ils’attaque à une question logique et juridique posée à plusieurs reprises parles philosophes des Lumières : quelle est la validité du suffrage universel ?quelle est la légitimité d’une décision politique ? Le point de départ est un problèmesoulevé par Descartes un siècle plus tôt : Il ne suffirait rien de compter lesvoix pour suivre l’opinion qui a le plus de partisans : car, il s’agit d’unequestion difficile, il est plus sage de croire que sur ce point la vérité n’apu être découverte que par peu de gens et non par beaucoup (Règles pour laDirection de l’Esprit).
Si l’on élargit les propos deDescartes, la question politico-philosophique abordée est celle du rapport entrejustice et vérité ou entre liberté et savoir.
La première solution proposée estcelle de Voltaire (entre autres) : c’est le despotisme éclairé . Le suffrageuniversel est inutile et dangereux car les choix faits par les ignorantsignoreront souvent la complexité des situations-problèmes à résoudre. Il fautun prince éclairé, c’est-à-dire formé par l’esprit et les sciences des Lumières.Pour Voltaire, la question importante n’est pas de savoir qui règne (ou doit régner)mais comment asseoir le règne de la raison. La pensée politique voltairienne(ou des Encyclopédistes) met en avant l’exigence d’une action rationnelle desgouvernants et relègue au second plan celle de l’identité ou de la personne dusouverain. Le but à atteindre, la priorité des priorités, c’est la rationalitéde l’autorité politique et de l’état.
La deuxième réponse est celle deRousseau : la démocratie égalitaire . La souveraineté suprême est constituéepar la volonté de tous les hommes sans distinction de classe. Il faut renoncer àtoute exclusive et à toute discrimination ne reposant pas sur les qualitésnaturelles des individus. Rousseau affirme que les décisions populaires peuventatteindre la justice et la vérité. Une assemblée de paysans, par exemple, peutrégler les affaires publiques avec sagacité car il existe d’autres voies que laraison théorique (le calcul et les connaissances) pour accéder à la vérité ; ouplutôt, il existe une autre vérité que celle des rationalistes. Maisl’important pour Rousseau c’est que la souveraineté ne réside pas dans certainsindividus privilégiés chargés du soin des nations, mais dans les nationselles-mêmes.
Les deux grandes figures de la vieintellectuelle française du XVIIIe sicle règlent donc la question durapport entre le vote et la vérité, entre la pluralité des voix et le savoir(la raison) en la faisant basculer d’un côté ou de l’autre. Voltaire opte pourune politique du prince éclairé parce qu’il pense que l’opinion estincompatible avec la vérité. Rousseau invente une nouvelle forme de vérité,sensible à la conscience et à la vertu, pour soutenir que la voix du peuple estla plus légitime.
Condorcet propose une troisièmesolution : la république éclairée . Pour que les assemblées populairesprennent des décisions légitimes, c’est-à-dire conformes à la vérité, il fautque le citoyen (ou l’homme qui vote) soit un homme des lumières, un citoyenéclairé. Des assembles peuvent délibérer valablement et agir justement siles lumières sont répandues sur chacun. Un gouvernement démocratique, républicainpeut se prémunir de l’erreur s’il s’appuie sur le peuple éclairé. La coïncidenceentre la vérité (la rationalité de l’action politique) et la pluralité des voix(la démocratie) est possible si la forme des décisions est rattachée aux lumièreset la raison de ceux qui les prennent.
Sans la rationalité et sans les lumièresde chacun des citoyens (ou des sujets votants), la justice et la vérité sontmises à mal ; les assemblées populaires risquent de prendre des décisionsfausses, voire imbéciles ou/et de se transformer en lieux de plébiscite.
Comment éviter ces dangers ? Comment réaliserce citoyen, la fois sujet juridique et sujet rationnel ? alors que la réalitéc’est surtout l’ignorance et ses multiples variantes : préjugés, superstition,obscurantisme, fanatisme, aveuglement, abrutissement et asservissement. Les lumièresne doivent plus être seulement l’affaire d’une communauté (les philosophes, lesgouvernants, la classe dirigeante) mais l’affaire de tous, l’affaire ducitoyen. Il faut faire parler la raison et rendre la raison populaire.Un peuple républicain ne sera vraiment libre et souverain que si la raisonsavante devient populaire (C. Kintzler, p. 30). C’est le rôle de l’instructionpublique. C’est sa théorie du suffrage et de la citoyenneté individuelle quiconduit Condorcet à sa théorie de l’instruction publique. La première détermineentièrement la seconde et, en fin de compte, les deux n’en font plus qu’une.Quelle est l’essence – ou quel est le sens – de cette instruction publique ?Instruire c’est instruire de ce dont un citoyen a besoin pour atteindreet pratiquer l’autonomie intellectuelle, c’est instruire de ce qui rend autonomeou non dépendant, de ce qui soustrait un individu à la dépendance intellectuelled’un autre, c’est instruire des raisons des choses, c’est--dire de ce qui s’établitpar la voie de la raison : l’observation, l’expérimentation, la réflexionraisonnée et argumentée. Instruire c’est former d’abord la raison,instruire à n’écouter qu’elle .
Instruction publique et éducation à lacitoyenneté sont un seul et même processus chez Condorcet. Instruire, développerla raison, former des esprits libres ou des penseurs libres, former des individuscapables de faire des choix raisonnés et rationnels… c’est former des citoyens.Ou vice versa. Et c’est, du même coup, instituer la république.L’instruction publique est simultanément l’émanation et la condition de la république.Elle en est l’émanation car seule une république peut avoir la volontéd’assurer la publicité (action de rendre public, de partager) et l’extensiondes lumières pour chaque citoyen. Et elle en est la condition car l’existenced’un grand nombre de citoyens éclairés et à l’exercice généralisé de la raisonsont la garantie de l’autonomie individuelle et de la liberté nationale.
L’argumentation de Condorcet mérite un examen attentifcar sa démarche peut apparaître à première vue surprenante. Au départ, il poseun problème politique et logique : comment faire coïncider les décisions dusuffrage ou d’une autorité politique démocratique avec la vérité ? Ou, si l’onpréfère, comment une décision populaire pourrait-elle être juste ? A l’arrivée,il présente un projet pédagogique et didactique qui répond à la question :quelle instruction – ou quels savoirs, quelles méthodes – pour le peuple ? Aujourd’huiencore, beaucoup ne comprennent pas comment on peut faire le lien entre cesdeux domaines (celui de la politique et celui de la didactique), comment onpeut passer de l’un à l’autre. En 1999 comme en 1792, on voit peu d’experts del’organisation politique (la citoyenneté, les libertés, la démocratie…) s’intéresserde près aux savoirs et aux apprentissages scolaires. Et l’on voit peu dedidacticiens se préoccuper sérieusement de l’activité des citoyens, du système électoralet du devenir de la république.
L’articulation entre l’univers de la citoyennetéet celui du savoir est possible deux conditions : définir le citoyen comme citoyenéclairé et définir le savoir comme savoir raisonn.é. En d’autrestermes, il s’agit d’opérer une double rupture : avec les conceptionsusuelles de la citoyenneté et avec les visions traditionnelles du savoir.
Condorcet dénonce sévèrement lespopulismes qui reposent sur une idée fallacieuse de la citoyenneté, de la libertéet de l’égalité. Dire que le peuple en sait assez s’il sait vouloir être libre,c’est avouer qu’on veut le tromper pour s’en rendre maître ; c’est le dégradersous la vaine apparence d’un respect perfide (Sur la nécessité del’instruction publique). Il critique avec vigueur certaines optionsapparemment démocratiques – ou certains modèles républicains – qui produisent defacto une citoyenneté et une république à deux vitesses : Tant qu’il yaura des hommes qui n’obéissent pas à leur raison seule, qui recevront leursopinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées; en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités ; le genre humainn’en resterait pas moins partagé en deux classes : celle des hommes quiraisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle desesclaves (Discours l’Assemble nationale, 20 avril 1792). Si elle n’est pas fondéesur la raison, la citoyenneté risque fort d’être un leurre ou une tromperie. Sichaque citoyen ne possède pas l’instruction (les armes de la raison) nécessaireà son autonomie intellectuelle (la liberté de penser, le pouvoir de penser etde choisir par soi-même), il risque fort d’être un pseudo-citoyen ou un citoyende seconde classe. Etre citoyen pour de bon c’est se saisir soi-même commesujet raisonnable (rationnel), c’est pouvoir user publiquement de sonentendement dans tous les domaines, c’est être indépendant d’autrui sur le planintellectuel et dépendant de sa seule raison. Il n’y a égalité véritablequ’entre des personnes disposant de l’autonomie intellectuelle – ou d’un certainniveau d’autonomie – qui leur permet d’abord de ne pas dépendre de quelqu’undans la vie sociale ordinaire (lire une lettre ou un avis, effectuer un calculsimple, juger la pertinence d’une proposition, etc.) et d’accéder ensuite à desconnaissances plus étendues et des compétences plus approfondies. Un peuple nepeut être vraiment libre si les citoyens – ou une partie d’entre eux – sontprivés d’instruction et livrés à l’ignorance ou à l’irrationnel. Il ne s’agitpas de décréter la citoyenneté ni même d’éduquer à la citoyenneté mais deformer (instruire) les citoyens : Plus vous voulez que les hommes exercenteux-mêmes une portion plus tendue de leurs droits, plus vous voulez, pour éloignertout empire du petit nombre, qu’une masse plus grande de citoyens puisseremplir un plus grand nombre de fonctions, plus vous devez chercher à étendrel’instruction (Sur la nécessité de l’instruction publique).
Sur le terrain du savoir,Condorcet souligne qu’il y a en réalité savoir et savoir, ou plus précisémentplusieurs modèles du savoir. Certains sont largement critiquables si ce n’esttout fait détestables. Il existe même un savoir obscurantiste . C’est, parexemple, celui de l’érudit qui accumule des fragments de connaissances, quistocke des quantités d’informations sans les classer et sans les ordonner. Oucelui du lecteur qui, n’ayant pas appris à entendre les livres , essaie de lireun texte allégorique en le prenant au pied de la lettre. Le premier mouvementdes hommes est de prendre littéralement et de croire tout ce qu’ils lisent commetout ce qu’ils entendent. Plus celui qui n’a pas appris à se défendre de cemouvement lira de livres, plus il deviendra ignorant (Troisième Mémoire surl’instruction publique).
Condorcet s’en prend aussi au savoirautoritaire : celui qui est asséné, imposé, inculqué (inculquer égale fouler,presser, enfoncer) ; ou celui qui est sacralisé et pontifiant. Si vous appelezune école un temple national, si votre instituteur est un magistrat, vousajoutez aux propositions énoncées dans ce lieu, présentées par cet homme, une autoritéétrangère, non seulement aux preuves qui doivent établir la vérité, mais à cetteespèce d’autorité qui peut, sans nuire aux progrès des connaissances, influersur notre croyance provisoire, celle que donne la supériorité des lumières.J’ai raison de croire à une expérience de physique sur le nom d’un savant dontj’ai vérifié la science et l’exactitude ; je serais un sot d’y croire surl’autorité d’un pontife ou d’un consul (Rapport et projet de décret…).
Il condamne tout autant le savoirdogmatique qui se veut péremptoire et définitif. Ou encore le savoir empiriquequi se limite des recettes pratiques, des savoir-faire utilitaires dont on nemaîtrise pas les fondements ( les raisons ).
Condorcet prend soin de montrer qu’ilne s’agit pas de défendre les savoirs en général ou l’instructionen général. Au contraire, il dénonce la fausse instruction et l’obscurantismede nombreuses formes de savoirs. Et il ne prétend pas que, pour être effective,la liberté (ou la citoyenneté) réclame la médiation ou la maîtrise des savoirs. Seul le savoir raisonné, c’est-à-dire la raison appliquée à des objets ou à descirconstances, peut être libérateur. C’est un savoir qu’on pourrait dire citoyen(ou civique) pour deux raisons. D’abord à cause de son but : il veutexplicitement répondre aux besoins du citoyen ou du futur citoyen (pensé commecitoyen éclairé, c’est-à-dire penseur libre, acteur qui s’appuie sur laraison). Il est une réponse aux droits de l’enfant et du citoyen : droit desavoir, droit d’être indépendant dans ses jugements, droit à jouir del’autonomie intellectuelle. Ensuite à cause de ses modalités ou de ses mises enœuvre : respect de la personne, centration sur l’observation, l’expérimentation,le raisonnement, l’examen réfléchi des faits et des arguments, ouverture versd’autres connaissances, etc.
En quoi le passage par Condorcetpeut-il nous aider apprécier la montée du thème de la citoyenneté dans les annéesquatre-vingt-dix ?
On peut d’abord noter que la plupartdes discours actuels sont étrangers, sinon opposés, à la réflexion deCondorcet, y compris parfois chez ceux qui évoquent son nom et son action en1792. La définition dominante du citoyen est exclusivement socialisante :c’est le membre d’une collectivité politique organisée ; et la citoyenneté estconçue seulement en fonction de l’insertion (ou de l’intégration) sociale. Onest bien loin du citoyen de Condorcet pensé en termes d’individualitéet d’autonomie. La perspective du citoyen éclairé ou raisonnable (sujetautonome, doué de raison) et d’une citoyenneté fondée sur la raison (le savoirraisonné) me semble pourtant au moins aussi intéressante en 1999 qu’en 1792.N’est-ce pas en jouant clairement le jeu de la rationalité, de la réflexion, del’autonomie et de la connaissance critique que l’école française peut espérervoir un plus grand nombre d’élèves se reconnaître dans ses valeurs fondatrices(A. Pierrot, 1987) ?
On relève par ailleurs de nombreux débatsautour de socialisation et apprentissages scolaires , notamment avec l’arrivéemassive de nouveaux publics dans les collèges et les lycées. D’un côté, il y aceux qui prétendent qu’on ne peut instruire sans avoir socialisé au préalable ;de l’autre, on trouve ceux qui disent qu’il faut commencer par la réussite dansles apprentissages pour pouvoir socialiser. La lecture de Condorcet (entre autres)permet de dépasser cette opposition. C’est le savoir raisonné et l’instructionraisonnable ( l’école de la raison ) qui font de l’enfant un citoyen (un acteursocial éclairé et responsable). Et c’est la citoyenneté – finalité explicite del’instruction raisonnable et des savoirs raisonnés – qui donne du sens à l’activitéscolaire. Allons plus loin : l’erreur fondamentale consiste à disjoindre la sphèreapprentissage et savoir de la sphère socialisation et citoyenneté. Cettedissociation peut provoquer à la fois des apprentissages scolaires privés desens puisque déconnectés de leur raison d’être (la citoyenneté, la formation ducitoyen) et une éducation à la citoyenneté privée de contenu puisque coupée deson outil essentiel (le savoir raisonné, l’autonomie intellectuelle).
Enfin, le détour par Condorcet – ou leretour à Condorcet – nous permet de mieux saisir la nature du vaste mouvement d’éducationà la citoyenneté à l’œuvre aujourd’hui dans les secteurs dits défavorisés.Quand celle-ci devient l’axe majeur d’une politique scolaire réservée àcertains établissements scolaires (sensibles) ou certains publics (adolescentsdifficiles, élèves à risques), quand elle a comme objectif déclaré la préventionde la violence, c’est qu’on est en train de construire une autre école qui n’aplus grand-chose voir avec l’école de la République . Premièrement, on négligel’instruction et les savoirs ; deuxièmement, on ne s’adresse plus à tous (lepeuple, l’ensemble des citoyens) mais seulement à l’enfance ou la jeunessesupposée dangereuse ou en danger. Troisièmement, on ne veut plus instruire les(futurs) citoyens, former des sujets possédant les armes de la raison, maisassurer la paix sociale ou éviter les explosions juvéniles. L’éducation à la citoyennetén’est-elle pas dans ces conditions le nouvel habillage de l’éducation-moralisationdes pauvres ou de l’idéologie sécuritaire ? La plupart des formations interinstitutionnellesdestinées aux personnels de l’éducation nationale, de la Justice et de laPolice vont dans ce sens : L’éducation à la citoyenneté a été définie comme lemeilleur moyen de prévention de la violence. C’est sous cet angle exclusif que presquetoutes ces formations ont été pensées et organisées (J. Farge, 1996). Et leComité interministériel de la Ville du 30 juin 1998 donne comme priorité à larelance de la politique des ZEP la prévention de la violence qu’il associe à l’éducationà la citoyenneté ; mais son relevé de décisions ne fait même pas mention desapprentissages et de la reussite scolaires.
N’est-il pas temps de reprendrel’analyse de la relation citoyenneté-savoir entreprise par Condorcet voici deuxsiècles ?
Note
De nombreuses citations et référencessont empruntées à C. Kintzler, Condorcet, Folio, Minerve, 1984.
Ville Ecole Intégration n° 118 -septembre
1999
MENRT, CNDP 1999