Le texte ci-dessous a été proposé à la réflexion de l’ensemble des enseignants des écoles du REP, lors de journées de formation relatives à la mise en place des dispositifs de l’année 2 du contrat de réussite (en 2000/2001).
Comment mettre les langages au service
de la pensée et du raisonnement ?
La mise en œuvre de jeux mathématiques en maternelle et de situations-problèmes en élémentaire
s’est appuyée prioritairement sur cette problématique.
Le
tableau ci-joint a permis de comparer les réflexions des maîtres aux thèses
d’Elisabeth Bautier.
Lecture, écriture, maîtrise du langage
Lire et écrire pour penser et apprendre
Elisabeth BAUTIER
Université Paris VIII
Il arrive que,
devant les difficultés des élèves, à l'écrit ou à l'oral, on soit tenté de
considérer que l'on peut leur en demander moins en termes de formes scolaires
disciplinaires : on "confine", par exemple, les élèves dans l'écriture
du "vécu" au détriment d'une utilisation du langage plus réflexive
et conceptuelle. On peut aussi, au nom de la spécificité des élèves (de leurs
parents ?), décider qu'ils ont besoin d'acquérir à l'école des savoirs sociaux
que d'autres élèves sont censés acquérir dans leur milieu familial, l'école
est alors, pour certains le lieu d'acquisitions utilitaires (savoir écrire
des lettres, des C.V., lire des catalogues, des factures...), ces savoirs,
ou plutôt ces compétences, se substituant à d'autres (la littérature, par
exemple). On peut encore centrer l'enseignement sur la maîtrise de la langue
pour elle-même et situer l'intervention de l'enseignant dans le domaine du
lexique ou de la syntaxe.
Ces différentes démarches -caricaturées ici- font courir le risque de ne pas
résoudre les problèmes qu'elles supposent : on ne peut penser la maîtrise
de la langue pour elle-même ou pour les seules productions narratives, communicatives
ou expressives qu'elle pourrait permettre ; si l'on tente de penser la question
des rapports entre maîtrise de la langue et difficultés scolaires, force est
de la situer dans sa relation avec les différents apprentissages scolaires
(et non scolaires). Il s'agit donc de voir les pratiques d'oral et d'écrit
en classe et les objectifs qui les sous-tendent, de la grande section au collège
et au lycée, du point de vue de la maîtrise de la langue et du rapport au
langage qu'elles permettent aux élèves de construire et qui les aident ou
non dans l'appropriation des savoirs dans les différentes disciplines. Cette
appropriation est en effet liée à des formes scolaires spécifiques qui supposent
certaines pratiques langagières, d'écriture en particulier, constitutives
des savoirs eux-mêmes.
Il apparaît en effet que si la maîtrise de la langue est au coeur de la politique
des ZEP depuis leur création et si les résultats enregistrés (en particulier
par l'intermédiaire des évaluations nationales) montrent que d'importants
progrès ont été réalisés depuis le début des années 1980, plusieurs questions
importantes se posent aujourd'hui dont certaines remettent en cause une approche
centrée sur la seule maîtrise de la langue écrite telle que les enseignants
et enseignements de "français" ont l'habitude de la décrire et de
l'évaluer. Il importe de les examiner attentivement. Il y a en effet une grande
difficulté à ne pas confondre "maîtrise de la langue" et maîtrise
des formes linguistiques, écrites en particulier, à ne pas réduire les problèmes
de langage et d'apprentissage à des problèmes de lecture ou de vocabulaire
"pauvre", en d'autres termes à penser ensemble les formes
de la langue et les usages du langage oraux et écrits et ce qu'ils permettent
de faire au regard des exigences des activités scolaires.
Ces questions,
explicitées plus loin, naissent d'un certain nombre de constats
La très grande
difficulté qu'il y a à ne pas confondre "maîtrise de la langue"
et maîtrise des formes linguistiques, en d'autres termes à penser ensemble
les formes de la langue, les usages du langage et ce qu'ils permettent de
faire a conduit, dans la dernière décennie, à plusieurs façons d'adapter l'enseignement
du français, de la langue maternelle, aux "nouveaux" publics :
0n a mis l'accent sur la maîtrise de la diversité des situations de communication
en insistant sur les usages du langage, tels que écrire pour demander, protester,
informer..., et sur les contraintes de situation qui pèsent sur les réalisations
linguistiques. Il s'agit alors de considérer que l'enseignement, pour certains
élèves, les plus en difficultés, les plus démunis, doit intervenir dans les
apprentissages communicationnels quotidiens.
On a aussi, plus particulièrement pour les publics en difficulté, mis l'accent
sur l'expression, faisant l'hypothèse que ces élèves seraient plus à l'aise
dans l'expression des expériences vécues, dans des domaines où ils pouvaient
avoir envie de s'exprimer et avoir des choses à exprimer.
Une troisième tendance se situe dans l'enseignement-apprentissage de formes
textuelles et de types de texte qui sont censés permettre d'écrire. Cette
démarche peut sans doute être positive pour les élèves qui s'appuient sur
cet apprentissage formel et le dépassent, mais elle se révèle souvent inefficace
pour ceux qui "collent" à la tâche scolaire, sans dépassement de
l'acquisition de compétences qui sont alors plus techniques que véritablement
langagières.
On a encore mis l'accent sur la maîtrise des écrits que l'on a appelés "sociaux"
ou authentiques, faisant ainsi le choix d'une fonction spécifique de l'école
pour certains élèves, celle qui conduit à leur enseigner ce qui peut être
utile dans la vie quotidienne et que d'autres élèves sont censés acquérir
dans leur famille. L'école devient ainsi pour certains élèves le lieu d'acquisitions
utilitaires.
On peut aussi faire état d'une adaptation plus radicale qui consiste à moins
travailler l'écrit avec certains élèves, à leur faire produire moins d'écrits,
parce que ces élèves s'y confrontent à des difficultés plus grandes qu'à l'oral
et y sont plus mal à l'aise.
Un oubli, peut-être majeur pourtant, dans ces différentes démarches adaptatives
: le langage, et l'écrit en particulier, pour apprendre, élaborer, penser
ne fait qu'exceptionnellement objet d'enseignement et d'apprentissage scolaires,
alors même que cet usage du langage est justement fortement différenciateur
des élèves. Sans doute faut-il remarquer aussi que cet usage a été peu étudié
en didactique du français ( sauf des démarches ponctuelles et très spécifiques
comme le développement de l'utilisation de l'écrit dans les apprentissages
scientifiques) et est vraisemblablement considéré comme fonctionnant dans
l'évidence de sa mobilisation dès lors que l'on est sujet parlant.
Or, tel n'est pas le cas. Comme pour l'ensemble des pratiques langagières,
l'utilisation du langage pour élaborer, penser, travailler les savoirs dans
l'écriture des différentes disciplines relève d'une familiarisation avec des
pratiques, un rapport au langage, au savoir, des valeurs qui ne sont pas partagés
par tous.
Parler et écrire
pour apprendre, c'est apprendre à parler et à écrire
L'objectif de "la
maîtrise de la langue" passe sans doute par des activités et moments
différents pour les enseignants comme pour les élèves : prise de conscience
du rapport à la langue et des usages langagiers non scolaires des élèves (y
compris pour les élèves eux-mêmes), connaissance et pratiques des différents
usages de la langue moins, comme cela a donc été le plus souvent fait, du
point de vue des différentes situations de communication et des différents
écrits sociaux qu'il est utile de pratiquer, que du point de vue de ce qui
est fait avec la langue pour apprendre et construire des connaissances dans
les différentes disciplines. C'est vraisemblablement ici une question de priorité
si l'on veut que la maîtrise de la langue ait à voir avec la réussite scolaire
des élèves.
En effet, toutes les pratiques langagières d'oralité et d'écriture ne se valent
pas. L'objectif est de promouvoir un oral et un écrit "réflexifs",
de permettre, dans les classes, la délibération, le questionnement, de poser
les représentations du monde et des savoirs pour ensuite travailler et discuter
ces représentations, ces questionnements pour les modifier et y répondre.
Pour ce faire, il faut également promouvoir l'écrit intermédiaire ou l'écrit
réflexif : l'élève écrit ce qu'il croit savoir, il écrit ses questions, il
va lire, discuter, récapituler, trier, organiser avec des tableaux, faire
des flèches et des schémas, résumer ce qu'il a appris, reformuler. Parce que
ces manières de faire avec le langage sont nécessaires aux tâches à réaliser,
elles n'ont pas à faire préalablement l'objet d'apprentissages spécifiques.
Il est au contraire nécessaire de placer les élèves le plus vite possible
devant les difficultés de ces différentes pratiques langagières afin de les
étudier pour ce que ces dernières permettent de faire pour apprendre, autrement
dit, ne pas imposer des normes, mais faire qu'elles s'imposent (travaux de
J.Bernardin). Les élèves apprennent ainsi à concevoir l'écriture comme un
processus long qui implique des reprises et des réécritures qui sont autant
d'élaborations de la pensée, des savoirs, de soi.
A trop focaliser sur la maîtrise de la langue, les enseignants se heurtent
à une impasse. Il est nécessaire de travailler simultanément trois dimensions
: construire avec les enfants la langue comme pratique (moyen de dire et moyen
de faire), comme système linguistique, et comme manière de penser et de construire
un univers de référence. L'objectif est d'amener les enfants à circuler dans
des modes de parler-dire-penser différents.
Sur le plan plus proprement didactique, c'est donc dans un va-et-vient constant
entre la langue comme moyen de dire, mais aussi d'apprendre et de penser et
la langue comme objet d'analyse que peuvent se situer les apprentissages visant
à la maîtrise de la langue. La langue est alors étudiée dans les fonctionnements
spécifiques qu'elle peut avoir dans des textes de nature très différente,
en particulier des textes que l'on a à produire ou à lire dans l'enseignement
(textes scientifiques, littéraires, textes de manuels...) et d'usages ou de
fonctions également très différents (pour informer, élaborer, expliquer un
processus ou un fonctionnement...).
La structuration de l'oral, dont on entend souvent parler, prend les mêmes
objectifs. S'il est important que les élèves puissent se sentir à l'aise dans
un débat, savoir prendre la parole et argumenter, faire un exposé -activités
langagières sur lesquelles on a mis l'accent ces dernières années-, il est
tout aussi important de penser l'oral comme un moment et un moyen d'avancer
dans la structuration des activités de connaissances, d'élaboration. C'est-à-dire
apprendre ou plutôt faire mobiliser un oral moins centré sur la communication
qu'il autorise que sur ses relations avec les activités d'écriture sollicitées
par l'école en ce qu'elles sont fondamentales dans les activités de compréhension
des textes comme des savoirs.
Peut-être faut-il
tout de même rappeler que les usages du langage et les formes de la langue
qui lui sont liées ne sont pas indépendants des expériences de vie, ne sont
pas indépendants non plus des univers de connaissances dans lesquels on évolue
et que l'école en apprenant la maîtrise de la langue ne peut l'isoler de ce
qu'elle mobilise comme connaissances du monde. Aider à la maîtriser la langue,
c'est aussi dans l'école faire découvrir ces univers de connaissances et de
savoirs sans lesquels elle ne peut se construire.
Des questions peuvent
alors guider la lecture des actions et des pratiques enseignantes du point
de vue développé ci-dessus visant à la cohérence des démarches pédagogiques
et didactiques :
Comment et à quelles conditions l'appropriation du langage oral, des diverses
formes de communication et d'usages qu'il permet, peut-elle jouer un rôle
important et sans doute nécessaire dans l'accès à la maîtrise des différentes
utilisations de la langue écrite, en particulier celles qui sont essentielles
aux apprentissages et à l'appropriation des savoirs ?
- comment s'articulent maîtrise de l'écrit et pratiques de l'oral ?
- que peut être une pédagogie du langage oral et de l'écrit à l'école et au
collège dans une telle perspective ? Il s'agit en particulier de penser les
situations d'oral pour dépasser les usages communicatifs et expressifs, usages
qui restent le plus souvent sans effet sur l'utilisation du langage dans les
situations d'apprentissage, en français comme dans les autres disciplines.
En quoi les pratiques d'écriture constitue-t-elle un instrument efficace du
travail intellectuel et de l'accès aux savoirs ?
- une orientation des activités d'écriture vers la seule production de textes
n'apparaissant pas suffisante, il est important de connaître les autres formes
langagières importantes dans les différentes disciplines et auxquelles il
est nécessaire de familiariser explicitement les élèves ; non pas pour en
enseigner des formes modélisantes mais pour les étudier dans ce qu'elles supposent
de formes de réflexion et de connaissances.
- les activités de langage sollicitées sont-elles des activités d'écriture
qui interviennent comme outils de pensée et de construction des savoirs dans
les différentes activités scolaires aux différents niveaux de la scolarité
?
Conclusion : intégrer
le chantier des exigences dans les activités langagières
Les objectifs des
apprentissages langagiers sont ambitieux et leurs enjeux, politiques. Il risque
de se heurter à de nombreuses oppositions. Le problème est de savoir ce que
l'on fait de la parole et des écrits des élèves ; une chose est sûre cependant
: ce sont bien les situations réitérées de mise en travail des élèves avec
le langage dans toute leur diversité - travail en cours, travail abouti, évalué
et non évalué, individuel et collectif - qui par leur accumulation vont amener
les élèves à construire une maîtrise du langage et de nouvelles pratiques.
Il est nécessaire d'intégrer certains principes nouveaux et notamment privilégier
le processus, le tâtonnement et le "bricolage" sur le résultat.
Par exemple, la narration de la recherche en mathématiques est au moins aussi
importante que le résultat en lui-même. Cela nécessite souvent une véritable
révolution dans certaines pratiques d'enseignement et notamment dans les évaluations.
En effet, comment récompenser les efforts des élèves en matière d'argumentation,
d'explicitation, etc. sans passer par des exercices n'ayant que ce seul objectif
? Il s'agit de faire porter les exigences sur la diversification des pratiques
langagières, qui sont toutes des pratiques d'organisation du monde et de la
pensée, identification des modes et objets de connaissances. Sans doute ici,
celles qui sous-tendent les formes scolaires méritent-elles plus d'attention.
Si l'on n'y prend
garde, les élèves, dès leur entrée à l'école, sont plus aisément dans l'action
"spontanée", immédiate, dans la réalisation des tâches scolaires
auxquelles ils sont confrontés sans en comprendre la finalité d'apprentissage
et sans la mobilisation cognitive supposée. N'identifiant pas les tâches en
termes d'objet d'apprentissage et de savoirs à s'approprier, n'allant pas
au-delà de la réalisation de la tâche au plus près de la matérialité de celle-ci,
ils "omettent" ainsi de réfléchir pour faire. Il est donc nécessaire
de donner aux enfants "les mots pour identifier les objectifs du travail
scolaire, d'une part en leur donnant des tâches assez complexes pour susciter
leur réflexion et, d'autre part, en pratiquant un questionnement individualisé
de l'élève afin de lui permettre d'expliciter la tâche qu'il doit accomplir.
L'expérience montre qu'une telle démarche peut effectivement transformer les
apprentissages des élèves, apprentissages qui sont alors toujours simultanément
langagiers, linguistiques et disciplinaires. Un tel travail se situe forcément
dans l'interaction des domaines du langage, des savoirs, de l'école, des pratiques
sociales. Mais cela signifie sans doute qu'il faut regarder de plus près ce
que chaque élève fait véritablement dans sa classe avec le langage et à propos
du langage.
Par ces démarches,
on s'éloigne des pratiques pédagogiques qui se sont développées ces dernières
années de rationalisation de l'apprentissage des usages de langage, qui parce
que trop liées à des acquisitions "techniques" de formes de textes
ou d'actions par le langage (argumenter, raconter...) ont trop souvent conduit
à une routinisation du travail du langage et de la langue, à une réduction
de celui-ci à des aspects formels. Or la routine n'a que peu à voir avec l'apprentissage
des usages du langage, tout au plus avec celui des formes de la langue.
Enfin, à l'école, si l'échange a un sens, ce n'est pas seulement au service
de l'expression de l'élève ou de l'exercice de la communication, c'est aussi
au service de contenus, de concepts à partager (com-prendre, c'est prendre
ensemble). C'est dans l'espace de l'activité d'apprentissage que les normes
linguistiques comme langagières, peuvent s'imposer, comme exigence intrinsèque,
liée au besoin de s'entendre à propos de l'objet étudié, de ce dont on parle
et non de l'extérieur comme un arbitraire scolaire et social. Nécessité par
la situation à traiter, le problème à résoudre, le langage joue dans ce contexte
un rôle d'opérateur cognitif pour classer, analyser, mettre en relation, synthétiser,
symboliser, le tout servant la conceptualisation. Le dire est alors un faire
opératoire pour la pensée individuelle et collective qui s'élabore. La jubilation
de la maîtrise déplace le rapport au langage qui, perçu trop souvent par les
élèves comme objet de distinction, devient élément central d'une culture partagée.
Fin du document